UNE DÉFINITION IMPOSSIBLE ?
C’est devenu une figure quasi obligée de tout exposé concernant la performance : entamer celui-ci en s’interrogeant sur l’impossibilité même qu’il y aurait à la définir. L’embarras peut toucher à la période comme aux champs artistiques où on va pouvoir la repérer. Par exemple, Roselee Goldberg, qui fait souvent autorité dans ce domaine, va embrasser généreusement les avant-gardes de tout le vingtième siècle, depuis le futurisme ou le dadaïsme, et reconnaître l’empreinte de l’art-performance dans des formes que d’autres considèreraient conventionnellement théâtrales ou chorégraphiques.
À l’inverse, des analyses plus « radicales » ne retiendront que le mouvement en son temps désigné comme celui de la Performance, desannées 60 et 70 surtout occidentales – particulièrement américaines. Et d’exiger que les formes en aient été absolument uniques, produites en dehors de tout contexte scénique conventionnel, avec une démarche de remise en cause radicale des codes établis de la représentation.
Devant pareil embarras, on s’entendra bien souvent à conclure que l’instabilité de sa définition doit être rangée parmi ses traits caractéristiques. Etant une pratique, attestant d’une manière de se concevoir en artiste agissant dans le monde, la performance transgresse les catégorisations par disciplines artistiques. Elle se manifeste volontiers de manière fulgurante. Elle ne cherche surtout pas à constituer une œuvre, ni même parfois à laisser la moindre trace. L’insaisissable participerait de sa définition même.
C’est parfois en passant par ses marges, ou en précisant ce qu’il en est de pratiques voisines, que nous esquisserons une constellation ayant trait à la performance. Cela plutôt que d’en borner on ne sait quel champ strict et définitif.
Les artistes et les performances cités ici, le seront pour ce qu’ils ont de significatif au regard des thématiques exposées. Ces citations ne cultivent aucune prétention à dresser une liste « complète » et incontestable, ni même un florilège, de l’art-performance.
UNE ACTION EN TRAIN DE SE PRODUIRE
Ici, il faut abstraire le terme de performance de sa composante qui tire vers les notions de prouesse ou d’excellence – une acception qu’on laissera plus volontiers au domaine du sport, par exemple. Et on recentrera la performance sur la notion de l’effectivité d’une action en train de se produire, avec les effets que cela provoque dans le réel.
L’art-performance désignera la pratique d’un artiste se concentrant radicalement sur l’effectuation d’une action, et surl’immédiateté de son pouvoir signifiant. Cela au mépris des conventions de la représentation. Un mépris déjà traduit dans le renoncement à la mise en forme d’un objet, d’une pièce d’art.
Il faut donc encore distinguer la performance au sens d’art-performance, de la performance au sens anglais, qui désigne l’effectuation de n’importe quelle action scénique, théâtrale notamment, dans n’importe quel style, y compris des plus conventionnels. Au regard de quoi les Britanniques distingueront l’art-performance comme du live art. Or, voici que ce terme se retourne à nouveau complètement si on le traduit en français. En effet, nos propres « arts vivants » ne sont autres que les arts de la scène au sens le plus large qui soit…
source: Dossiers pédagogiques centre pompidou.
L’ÉNONCÉ
PERFORMATIF : DIRE/PRODUIRE
Plus délicate enfin, la façon dont la notion de performance, et celle surtout de performativité, sont devenues relativement usuelles, en débordant de leurs terrains d’origine, la linguistique et la philosophie. Ici, il faut pointer l’extraordinaire prospérité du concept d’énoncé performatif, forgé par le linguiste Austin, à partir du fameux exemple du maire déclarant qu’il unit deux personnes par les liens du mariage. Ici, l’énoncé ne consiste plus à constater un état de fait, mais à produire une transformation substantielle dans la réalité.Cet énoncé est performatif.
Dans cette brèche se sont engouffrées nombre de théories et de pratiques qui alertent sur le fait que les représentations, loin de se contenter de rendre compte du monde tel qu’il est, ont en même temps pour effet de produire ce monde même. C’est de cette façon que le post-féminisme étaye ses théories du genre, par lesquelles le corps finit par être perçu comme produit de la culture : un complet renversement de perspective ! Nombre d’artistes de la performance la plus contemporaine trouvent là un accélérateur vertigineux pour leurs approches.
Il est dès lors permis de se demander si, tout ailleurs que dans le seul champ de l’art, il peut s’imaginer une manifestation dans le monde qui soit exempte d’une notion de performativité. Le fait de désigner des éléments du monde recèlerait déjà une performativité, et en définitive le monde lui-même serait à percevoir comme découlant du régime de ses représentations, avec tout ce potentiel performatif que ses représentations, désignations, énonciations, recèlent.
On pourra remarquer l’actuelle prolifération des jeunes artistes se revendiquant de la performance, quelles que soient leurs filières disciplinaires respectives d’origine. A cet égard, il ne manque pas de critiques pour craindre qu’on soit passé d’une transgression de l’académisme à un académisme de la transgression.
Sous cette optique, la performance se déplace : son intention était de produire un fulgurant effet de réel, pour agresser des conventions trop sages qui caractérisaient son contexte. Mais voici qu’elle apparaît gagnée par ce contexte, puisque – on vient de le voir – plus rien de ce dernier n’est abordé, qui ne relève de la performativité des représentations. Dans cet ordre d’idée, il ne manque pas de philosophes – un Boyan Manchev, par exemple – pour s’interroger à partir de la troublante homonymie lexicale qui embrasse aussi bien la performance des agents économiques néocapitalistes d’une part, et l’action d’artistes qui pourtant entendraient soumettre ce régime néocapitaliste à leurs assauts critiques d’autre part.
À L’ORIGINE : LES ARTS VISUELS
L’ACTION PAINTING
Dans l’Occident des années 50-60 du siècle dernier, le contexte moral entourant l’émergence de l’art-performance est celui de l’assimilation intellectuelle des tragédies de la Seconde Guerre mondiale, tandis que se répand la fulgurante et insouciante insignifiance de la société de consommation. Laquelle ne va pas sans libérer des aspirations émancipatrices du sujet, qui se heurtent alors à des cadres d’autorité traditionnelle (famille, religion…) toujours puissants. Par ailleurs, l’ordre géopolitique global est ébranlé par les luttes d’émancipation des peuples soumis aux dominations impérialistes.
Jackson Pollock, Number 26 A, Black and White, 1948
Peinture glycérophtalique sur toile, 205 x 121,7 cm
La scène new-yorkaise des arts visuels, que l’afflux des exilés d’Europe a rendue prédominante, vit à l’heure de l’action-painting d’un Jackson Pollock. La légitimation de l’œuvre ne s’y entend qu’à travers la présence agissante de toute la personne de l’artiste dans un débordement de la matière et du cadre. L’apparition de l’art-performance à la toute fin des années 50 peut en être perçue comme un dépassement et un prolongement. Allan Kaprow lance ses premiers happenings en revendiquant de n’être plus un « peintre d’action », mais dorénavant un « artiste d’action »,voué à participer directement au monde (non plus à la seule production de ses images).
C’est bien dans le champ des arts visuels qu’il faut situer le foyer d’où émerge l’art-performance, même si sa logique implique aussitôt les croisements interdisciplinaires (par exemple avec les compositeurs John Cage, La Monte Young…). Un arrachement fulgurant se produit dans cette sortie des ateliers, ce renoncement au medium, aux cadres matériels, techniques, symboliques, pour un engagement de l’artiste dans sa personne même, et son corps directement, sans pour autant qu’il devienne un comédien ou un danseur.