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LA MARCHE et L’ÉPUISEMENT : QUELS ENJEUX ?

 

EXTRAITS:

 

MARCHER ! Un mot qui parle d’une activité tellement banale qu’on ne sait pas trop comment le définir tant il y a de chemins pour y parvenir.

Je commencerai par cette phrase entendue et prononcée par tout un chacun : « Ã‡a y est il marche Â». « Le bébé marche Â». La marche serait donc un premier exploit très attendu. L’enfant qui ne marche pas encore est sujet d’inquiétude. Marcher c’est se relever, se mettre droit, devenir grand. C’est passer de la position animale (à quatre pattes) à la position de l’homme, à une quasi posture devant l’avenir, c’est se placer différemment face à la vie, une façon d’expérimenter debout sa condition naturelle d’humain. Marcher c’est « Ãªtre en route Â». Mais marcher c’est aussi affronter les dangers. L’enfant qui marche, tombe ! Tomber est l’apprentissage de la marche. Marcher c’est inspecter, c’est découvrir son ....environnement proche : celui de sa chambre, du trajet pour aller à l’école dans un premier temps. Marcher c’est aller seul ou accompagné. Marcher c’est se diriger, diriger ses pas, aller vers un point précis ou imprécis.

Un point précis c’est une chose envisagée, projetée, spéculée ; un point d’arrivée où s’arrête la marche qui s’est faite en fonction du but à atteindre. Mais la marche n’a pas que pour fonction de se déplacer d’un point à un autre. Elle n’est pas qu’un moyen : elle est aussi un sujet. Ne pas marcher pour conduire ses pas vers un endroit précis (où le rationnel conduit la marche), mais choisir le projet de « marcher… pour marcher Â». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il n’y a pas d’enjeux dans cette marche-là si ce n’est un « en-je Â», un en-soi ! Marcher pour marcher c’est aller à sa propre rencontre, c’est se découvrir autrement. C’est accepter l’aventure, c’est à dire : rencontrer ce qui n’est pas maîtrisable a priori. C’est laisser advenir ce que nous ne savions pas de nous même et qui pourrait nous révéler « nouveau Â». Marcher ....c’est aussi poétiser des espaces : l’espace temps, l’espace nature, l’espace physique et physiologique de notre corps : le poète c’est celui qui marche sous les étoiles, sous un espace infini. Il n’y a donc pas de frontière à son être-là au monde, l’espace est ouvert, ouvert à notre corps, à nos sensations, à notre sensibilité, à tous nos sens, à nos perceptions les plus étendues, à notre imaginaire. Nous sommes le creuset alchimique de la transformation, du changement, nous attendons que naisse en nous un « nouvel autre Â». Au plus nous sommes seul, au plus nous nous rencontrons. William Hazlitt disait «  Je ne suis jamais moins seul que lorsque je suis seul Â». Marcher nous recentre hors du monde qui nous fuit, et que, d’une certaine façon, nous fuyons. Marcher c’est voyager. Je dirai surtout c’est voyager dans sa tête, dans son corps. Nous reprenons possession de ce que le monde délite en nous, de ce que l’habitude nous distrait de l’essentiel, de ce que nos obligations professionnelles et familiales nous condamnent à exécuter ! Exécuter c’est tuer. Tuer ces voyages.... régénérateurs sans consentement, par manque de jugement souvent, par manque aussi de distanciation que l’on devrait avoir avec ce réel fabriqué par la société, par l’obligation de vivre décemment. C’est là que se distingue « Vivre Â» et « Exister Â». S’il n’est pas question ici de remettre en cause notre inscription dans la société, qui nous permet de vivre, de réussir, d’être connu, il est indispensable, me semble-t-il, et de façon complémentaire, de s’en échapper, ne serait-ce qu’un moment ou de temps en temps, en recherchant les choses essentielles à ce besoin d’exister. En cas d’urgence, la marche est l’invitation efficace et rapide pour se déconnecter des trop fortes pressions : « je n’en peux plus, je sors, je vais faire un tour Â», ou : « je vais marcher un peu Â», ou : « j’ai besoin de marcher Â». Marcher serait une sorte de salut, d’exutoire, de transmutation, un creuset donc, où la pensée se régénèrerait, où tout poids insupportable trouverait sa libération ; où le plomb — métaphore de l’immobilité « les semelles de plomb Â» — se changerait en or, métal, pur, ...........précieux, spirituel, mystique…

 

Gustave Flaubert écrivait : « On ne peut penser et écrire qu’assis. Â»

Nietzsche répondait : « Je te tiens nihiliste ! Être cul-de-plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose.(2) Â»

 

L’éléphant en marche aujourd’hui .....m’apparait comme la métaphore de ce poids de plomb que nous essayons de transcender pour trouver la liberté d’agir, la liberté de penser autrement, de penser cet autre part d’en nous. Ce pachyderme qui nous accompagne est à la fois notre obstacle et notre libération, car, sans lui, l’effort dans la marche se réduirait à une banale promenade.

Est-ce à dire qu’il faudrait souffrir pour « ÃŠtre Â» ?

Cette question m’amène au deuxième volet de mon propos : la notion d’épuisement, sujet cher à Luc Dubost. Il le répète souvent « je travaille jusqu’à l’épuisement. Â» Et, ajoute-t-il « il y a dans ce besoin, la rencontre avec le bonheur. Â» Cette notion d’épuisement ne doit pas être confondue avec le « burn out Â» qui se caractérise par « un sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d’incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail 1». L’épuisement dont parle Luc Dubost doit se chercher dans la voie de la satisfaction, voire de la jouissance ; plus moteur que frein, parce que, une fois l’épuisement vécu comme le graal recherché, il sera à son tour vaincu, effacé, laissant la place au désir qui relancera le travail, jusqu’à un nouvel épuisement. Il s’agirait peut-être d’« Ã©puiser le désir Â»â€¦ le désir de s’élever contre, de s’insurger, de se frotter à l’indicible. Tout ceci sous-tend le propos de l’artiste dans sa propre création : au combat pour s’affranchir de tout frein, de tout obstacle, pour venir à bout de son phantasme, celui de révéler le caché, faire dire au tronc d’arbre son intime présence d’art, élever en une même communion l’éternel combat de l’esprit sur la matière.

À propos de s’insurger jusqu’à l’épuisement, Georges Bataille écrivait : « Supprimer la douleur ne sert donc à rien, c’est au contraire la dramatisation

de....... l’existence qui doit nous conduire à engager ce (…) qu’est l’insurrection. Dépensière d’énergie en commun, désintéressée et gratuite, elle ne se révèle pas regardante sur la fatigue extrême qu’elle provoque. L’économie ne fait pas partie de ses moyens. [l’insurrection] n’existe que dans l’épuisement le plus complet qui naît d’un perpétuel arrachement à ce qui fut, un affranchissement de toutes les servitudes. Elle met en friction jouissance et douleur dans un rapport érotique désespéré (…) Â»

 

Marcher serait un parallèle à l’action de créer. Marcher c’est créer.

L’épuisement viendrait du besoin de mettre en suspension un certain temps l’action de créer, de remettre à plus tard le renouveau du désir à s’insurger jusqu’à l’épuisement. S’épuiser pour créer sans cesse afin d’atteindre cette haute note de bonheur que procure l’épuisement, et par là, la jouissance, et une certaine satisfaction apaisante. Un cercle sans fin de la création qui nous donne le sentiment d’exister pleinement.

............

Créer, c’est comme avoir un éléphant devant soi dont on ne sait pas comment il va réagir : avancer, s’arrêter, se retourner, se coucher, basculer dans le vide… Créer c’est une aventure. Cette marche de l’éléphant, imaginée par Luc Dubost, nous renvoie poétiquement la présence problématisée de la création.

 

 

Bernard Muntaner

Juillet 2014

 

 

 

(1) Le crépuscule des idoles. Nietzsche

(2) Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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